Notes pour une approche phénoménologique de la Transcanadienne

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Notre voyage en voiture, sur une route linéaire, avec un point d’arrivée prédéterminé, serait à distinguer, d’abord, du voyage au parcours labyrinthique, dans un dédale de routes secondaires où l’on risque de se perdre à chaque nouveau croisement et où l’interprétation de la carte, ou encore la vigilance portée au navigateur GPS, prennent une importance accrue. Notre voyage devrait aussi être distingué du roadtrip, où la destination et le temps de voyage sont sujets à changements en fonction du hasard des rencontres et de la fantaisie des passagers. Toutefois, analyser les différents rapports à l’espace impliqués par ces différents types de déplacement nous permettra de mieux comprendre le type de rapport à l’espace que nous pourrions expérimenter lors de notre voyage.



Déplacement rectiligne versus roadtrip

Selon Stéphane Hugon, l’État moderne privilégie dans sa structuration du territoire, afin de le dominer et de le rationaliser, les déplacements rectilignes. Par rapport à cet impératif de rectitude, le roadtrip s’avère donc subversif : non seulement il constitue une dépense de mouvement excessive (et donc déraisonnable), mais sa destination étant mouvante, et son trajet pouvant varier à l’infini, il aborde le territoire avec une fluidité contraire à la fixité nécessaire à sa domination. (p.44-46) En cela, il est semblable, dans son rapport à la carte, à la dérive des situationnistes, ou encore au sentiment d’errance. Le roadtrip et le sentiment d’errance qu’il provoque serait donc subversifs par rapport à l’expérience « cartésienne » ou rationnelle de la carte.

Contention versus dissolution

Lors de l’errance, le sujet expérimente une dissolution de son Leib dans un espace perçu comme infini, car son déplacement n’est pas borné par des frontières géographiques ni par aucune autre contrainte stricte : il va à sa guise, pour ainsi dire librement. Cette dissolution est vécue sur le mode d’une présence au monde accrue, voire de la plénitude, car le sentiment d’existence du sujet pouvant s’étendre sur tout l’espace dans lequel son corps peut potentiellement se mouvoir, le sujet a alors le sentiment de « devenir » cet espace infini : les limites du corps du sujet se dissolvent, permettant au Leib de se dilater à l’infini, c’est pourquoi nous disons qu’il s’agit d’une dissolution qui rend le Leib plus « plein », plus présent à son monde, plus existant.

Au sentiment d’errance s’opposerait la contention ressentie par un déplacement sur une route linéaire. Benoît Goetz parle de la sensation de contention à propos de l’expérience d’habiter certains types de maisons (p.13) qui nous enferment, mais nous pouvons penser que cette sensation sera expérimentée lors du voyage dans la voiture, remplie de matériel, de valises et d’une bande de congressistes fébriles. Ou encore, nous pouvons penser que le Leib expérimentera une sensation de « dissolution » linéaire, c’est-à-dire le long du seul axe de la route rectiligne, et peut-être même limitée à une seule direction de cet axe. Cette hypothèse sera mise à l’épreuve lors du voyage.

Localisation versus désorientation

Un autre type d’affects spatiaux peuvent être vécu durant un déplacement, que celui-ci soit linéaire ou encore erratique : il s’agit, d’une part, de l’affect de localisation, et d’autre part, de l’affect de désorientation. La localisation est le fait de ressentir précisément et fortement la situation de son corps dans un espace donné, ce qui permet de transformer l’espace objectif, mais étranger, de la carte, en un espace vécu, dans lequel le sujet est son propre point de référence. Clarice Lispector en fait une description intéressante dans La Passion selon G.H. :

Autrefois déjà, j’avais éprouvé cette impression de localisation. Quand j’étais petite, tout à coup j’avais conscience d’être couchée dans un lit qui se trouvait dans une ville, qui se trouvait sur la Terre, qui se trouvait dans le Monde. […] Autrefois quand j’éprouvais ce genre d’impression, j’augmentais de volume. (p.72-73)

Lors de la localisation, le sujet « habite »-il l’espace : il y est « chez lui », ce qui renforce son sentiment d’existence. L’affect peut aussi se manifester (comme dans le cas de l’errance) par une sensation de dilatation du Leib dans l’espace.

Au contraire, la sensation de désorientation, qui est le lot des individus dépourvus de sens de l’orientation et des gens qui ont perdu leur chemin par rapport au trajet prévu, implique la crainte de ne plus pouvoir retrouver sa maison – voire l’impossibilité réelle de la retrouver. La désorientation produit l’effet inverse d’une « habitation » de l’espace : totalement étranger à cet espace dans lequel il ne parvient pas à se sentir situé, et donc présent, espace « invivable » plutôt que vécu, le sujet s’expérimente en quelque sorte comme expulsé de toute situation propre, expulsé d’un monde qu’il ne parvient pas à faire sien, ce qui met en crise son sentiment d’existence en tant que sujet, voire l’aliène : le Leib désorienté est annihilé par sa dissolution dans un espace hostile qui l’a «englouti», comme le souligne Paul Auster:

La plupart des gens […] semblent se déplacer sans problème. Ils savent où ils sont, où ils sont allés et où ils vont, mais toi tu ne sais rien, tu es perdu à jamais dans l’instant, dans le vide de chaque moment successif qui t’engloutit, sans l’ombre d’une idée de l’endroit où se trouve le véritable nord (p.68)

Désorientation et être au monde à l’ère numérique

Usage des outils de géolocalisation

Quel est l’impact de l’utilisation des GPS et des cartes interactives sur la sensation de désorientation lors d’un voyage, comparativement à l’usage d’une carte classique? Cet impact sera le plus grand pour les personnes qui expérimentent pour ainsi dire la désorientation « par nature », c’est-à-dire les personnes qui n’ont pas du tout un bon sens de l’orientation.

Avec l’utilisation d’un GPS, la possibilité de se perdre étant théoriquement ramenée à zéro, la peur de se perdre, qui est un des facteurs exacerbant la sensation de désorientation peut, elle aussi, être réduite à zéro : l’atteinte de la destination voulue, puis le retour à la maison, étant garantis, le déplacement peut se faire en toute confiance, sans détérioration du sentiment d’existence. De plus, le GPS positionnant d’office le sujet sur la représentation de l’espace qu’est la carte, il peut créer un sentiment de localisation sur cette représentation, qui se généralise alors à la perception de l’espace par le Leib.

Par ailleurs, le gadget doté du GPS salvateur, souvent intégré dans le téléphone mobile, est un objet avec lequel le sujet partage déjà son quotidien : le manipuler pour s’orienter dans l’espace devient donc un geste habituel, et qui dit habituel dit familier, donc rassurant. La désorientation, en ce qu’elle génère de la peur, voir de la peur panique, serait comparable sur le plan affectif avec l’agoraphobie, un autre type de dysfonctionnement du Leib à se situer dans l’espace. Jacobson souligne que l’agoraphobe peut réduire sa peur de ne pas se sentir adéquatement situé dans l’espace grâce à l’adjonction d’objets ou de personnes rassurants (p.231) : de façon similaire, le gadget doté d’un GPS assumera pour le désorienté une fonction d’adjuvant rassurant. Mais il faut aller plus loin. Non seulement l’usage du gadget électronique constitue pour le désorienté chronique une pratique corporelle rassurante, un mouvement du corps familier par lequel il apprivoise la défamiliarisation, voire l’aliénation causée par l’absence de sensation de situation spatiale, mais l’accomplissement du mouvement habituel crée autour du corps, par la force de la répétition, une bulle d’espace vécu familier, ce qui permet alors de refamiliariser en partie l’espace menaçant, et de situer grâce à cette pratique corporelle le Leib dans l’espace auparavant infini et désubjectivant.

Usage des outils de communication

De la même façon, le fait de rejoindre facilement le réseau Internet, même en étant jeté hors du monde par la désorientation, permet de refamiliariser ce monde hostile et d’instituer un espace vécu autour du Leib. Par exemple, « perdue » dans une ville inconnue, par exemple dans un motel de Kapuskasing, en pleine nuit, je peux ouvrir mon ordinateur, me connecter au nuage dans lequel je conserve mes fichiers et reprendre le fil de mon travail quotidien à distance, ou encore me connecter à Skype, aux réseaux sociaux ou à tout autre logiciel de communication, et ainsi faire advenir de la familiarité et des affects connus dans l’espace, dans lequel je parviens alors à me situer, le rendant habitable. Grâce aux communications professionnelles ou amicales réactivées par ma reconnexion à l’Internet, dans l’espace géographique émerge alors un réseau de relations humaines qui, se superposant au premier, concourt à la création d’une bulle d’espace vécu qui me permet à nouveau d’exister comme sujet.

Bibliographie

AUSTER, Paul, Chronique d’hiver, trad. Pierre Furlan, Arles (Bouches-du-Rhône); Montréal, Actes Sud ; Leméac, 2012.

GOETZ, Benoît, Théorie des maisons : l’habitation, la surprise, Lagrasse, Verdier, 2011.

HUGON, Stéphane, Circumnavigations : l’imaginaire du voyage dans l’expérience Internet, Paris, CNRS, 2010.

JACOBSON, Kirsten. "The Experience of Hmne and the Space of Citizenship", The Southern Journal of Philosophy, 48:3, September 2010, p.219-245.

LISPECTOR, Clarice, La passion selon G.H., trad. Claude Farny, Paris, Editions des Femmes-Antoinette Fouque, 1978.