Corps vivant

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Une approche phénoménologique et non sémiotique du corps

Malgré le regain de popularité du corps en études littéraires et culturelles depuis maintenant plusieurs décennies, le corps reste, pour la plupart des critiques, un objet de la représentation. Dans le paradigme sémiotique qui est le nôtre depuis la textualisation du réel opérée par le structuralisme, puis le post-structuralisme, le corps se conçoit comme un texte (ou une image, elle aussi textualisée) à lire(1). Or cette approche, d’une part, réduit ce qu’il y a de subjectif, dans la corporalité, à de l’objectif (en troisième personne), et d’autre part, réduit la matérialité du corps à un ensemble de signes lisibles, donc à de la discursivité(2). Au contraire, une approche phénoménologique permet d’embrasser la dimension vécue ou vivante de la corporéité au je, soit l’expérience non plus « d’avoir » un corps, mais « d’être » un corps, et donc d’être un corps vivant, ou encore un corps-sujet, Leib (par opposition au corps-objet saisi en troisième personne, Körper, qui n’est pas vivant puisqu’il est l’objet observé ou lu de l’extérieur), approche développée par le philosophe français Maurice Merleau-Ponty(3). Une telle approche permet aussi d’étendre l’étude de la corporalité à celle du rapport au monde du sujet, puisqu’être un corps vivant, c’est aussi être incarné dans le monde, c’est-à-dire « être au monde ». En effet, si c’est par la vie de son corps (perception, motricité, affects) que le sujet accède au monde, un monde est toujours le monde d’un sujet incarné.

(1) Pour l’approche sémiotique du corps, voir par exemple Elizabeth A. Grosz, Volatile bodies: Toward a corporeal feminism, Bloomington, Indiana University Press, 1994 ; Jacques Fontanille, Soma & séma : figures du corps, Paris, Maisonneuve & Larose, 2004.

(2) Pour une critique de la textualisation du corps, voir : Thomas J. Csordas, « Embodiment and Cultural Phenomenology » dans Weiss, Gail, and Honi Fern Haber, eds. Perspectives on Embodiment: The Intersections of Nature and Culture. New York: Routledge, 1999, p. 143-162 ; Brian Massumi, Parables for the virtual : movement, affect, sensation, Durham, Duke University Press, 2002, p. 2 et 4.

(3) Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, 531 p.

L’effacement du corps dans la notion conventionnelle de sujet

Si, comme nous le disions plus haut, le corps a été complètement réhabilité comme objet d’étude et de préoccupation, il n’en reste pas moins effacé, dans le langage, de la notion conventionnelle de sujet. L’article du Petit Larousse pose que dans son acception « philosophique », le sujet est l’« être individuel et réel, supposé à la base de toute pensée (analogue à la conscience), face auquel le contenu de sa pensée, le monde extérieur constituent un objet. » Or, pour être « réel » et faire partie du « monde extérieur », il faut d’abord avoir un corps, une notion pourtant absente de la définition précédente, tandis que la réalité et la mondanité disparaissent à leur tour dans la définition des autres mots de la même famille lexicale. Ainsi la subjectivité est une notion qui rend le sujet équivalent à sa conscience ou à sa psyché, évacuant durablement la composante « corps » du dualisme corps-esprit. En effet, dans le Grand Robert, après la définition de la subjectivité comme le « caractère de ce qui appartient au sujet », sont proposés deux exemples significatifs : « Un mal très réel malgré sa subjectivité. » qui est suivi d’un renvoi à l’article « Nerveux », d’où l’on déduit que non seulement le subjectif s’oppose au réel, mais qu’il est synonyme de psychique ; « Éliminer la subjectivité, » qui est suivi d’un renvoi à « matérialisme », d’où l’on déduit que le matériel et le subjectif s’opposent. Quant au Trésor de la langue française, il stipule que « subjectiver », c’est « rendre subjectif ; faire dépendre d’un état de conscience », tandis que pour le Petit Larousse, la subjectivité est très exactement l’« état de quelqu'un qui considère la réalité à travers ses seuls états de conscience. » Afin d’élargir la notion de sujet pour qu’elle puisse réintégrer ses composantes « réelle » et « mondaine », et donc corporelle, nous utiliserons les termes « subjectiver » et « subjectivation » non pas dans cette acception étroite et conventionnelle, qui réduit le sujet à la seule substance pensante, mais dans une acception large et non connotée, qui font d’eux des variations morphologiques du terme sujet, quoi que ce terme puisse bien recouvrir. Et maintenant, nous allons voir à partir de Merleau-Ponty comment la notion de Leib permet de réhabiliter la corporalité dans la subjectivité, et le sujet dans la « réalité » (matérialité) du monde.

Le Leib, l’être au monde et la présence

La vie corporelle du sujet, soit le Leib (corps-sujet ou corps vivant), est ce qui lui permet d’accéder au monde dans lequel il vit : en effet, par son expérience non seulement sensorielle, mais aussi kinesthésique (perception du corps dans l’espace), motrice et affective, le sujet prend conscience du monde qui l’entoure en ce qu’il le « constitue » en un monde vécu, par l’action de son corps qui le met en relation non pas avec « le » monde, objectif, mais avec son milieu de vie. Ainsi, on peut dire que le Leib est « présent » au monde :

Le corps n’est donc pas l’un quelconque des objets extérieurs, qui offrirait seulement cette particularité d’être toujours là. S’il est permanent, c’est une permanence absolue qui sert de fond à la permanence relative des objets à éclipse, des véritables objets. La présence et l’absence des objets extérieurs ne sont que des variations à l’intérieur d’un champ de présence primordial, d’un domaine perceptif sur lequel mon corps a puissance.(4)

Notre corporalité nous constitue ainsi un « champ de présence » dans lequel nous percevons et agissons, et qui, nous donnant un monde, constitue notre être au monde. C’est pourquoi nous pouvons parler de la présence au monde comme d’une modalité de l’être au monde du sujet.

(4) Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p.121.

Du monde objectif au monde vécu. L’expressivité fondamentale du Leib dans l'espace

Chez le Merleau-Ponty de la Phénoménologie de la perception(5), l’acte de perception est toujours double : il est à la fois perception et expression d’un monde qui est propre au Leib. En effet, l’acte de vision me donne les objets autour de moi selon une perspective forcément différente de celle que peut en avoir autrui ; de même, par la motricité, le toucher et les autres sens, mon corps développe un schéma corporel qui me donne le monde environnant en fonction de mes projets, c’est-à-dire de mes possibilités d’action dans ce monde(6): l’espace devient alors « un certain champ d’action tendu autour de moi(7) » dont les significations découlent des projets nécessaires à ma survie. Ce procès de perception-expression me constitue dans un espace « corporel » ou « vécu » qui n’est pas l’espace « objectif » du géomètre, mais un espace signifiant en première personne. Par exemple, l’espace qui s’ouvre sous mes mains lorsque je m’installe devant l’ordinateur pour taper un texte est « dilaté », car chargé de significations par rapport à l’espace objectif : il est balisé par toutes les possibilités d’action de mes doigts, par les sensations musculaires et kinesthésiques des déplacements d’une touche à l’autre pour former les différents mots de mon texte à venir(8). À l’opposé, d’un point de vue objectif, cet espace de 20 par 40 centimètres au-dessus du clavier ne se distingue en rien d’un autre espace de mêmes dimensions. Voici comment Merleau-Ponty l’explique:

notre corps […] est l’origine de tous les espaces expressifs […], le mouvement même de l’expression, ce qui projette au-dehors les significations en leur donnant un lieu, ce qui fait qu’elles se mettent à exister comme des choses, sous nos mains, sous nos yeux. […] Le corps est notre moyen général d’avoir un monde (9)

par ce double acte de perception-expression. Ainsi, selon une approche phénoménologique, l'espace est l’expression et l’inscription de l’être au monde du corps vivant.

Expression du Leib et expression linguistique

Avant même de parler d’expression linguistique, il faut traiter de cette expression originaire, primordiale, qui vient du corps :

Si donc nous disons que le corps à chaque moment exprime l’existence, c’est au sens où la parole exprime la pensée. En deçà des moyens d’expression conventionnels, qui ne manifestent à autrui ma pensée que parce que déjà chez moi comme chez lui sont données, pour chaque signe, des significations, et qui en ce sens ne réalisent pas une communication véritable, il faut bien, verrons-nous, reconnaître une opération primordiale de signification où l’exprimé n’existe pas à part l’expression […] C’est de cette manière que le corps exprime l’existence totale, non qu’il en soit un accompagnement extérieur, mais parce qu’elle se réalise en lui. Ce sens incarné est le phénomène central dont corps et esprit, signe et signification sont des moments abstraits. (PP, 204)

En retour, l’expression linguistique, puis artistique, dite « opérante » ou « instituante », sera toujours conçue dans la continuité de cette expressivité corporelle fondamentale : « La parole est un véritable geste et elle contient son sens comme le geste contient le sien […] sa signification [est] un monde. (PP, 223-224) » Et encore : « Le geste phonétique réalise […] une certaine structuration de l’expérience, une certaine modulation de l’existence, exactement comme un comportement de mon corps investit pour moi et pour autrui les objets qui m’entourent d’une certaine signification. (PP, 235) » Il en résultera une conception du langage et de la littérature profondément ancrée dans la corporalité : le langage, ainsi que le style (PP, 187-188), comme geste, attitude existentielle, émotion (PP, 227), expression de l’être au monde et, au final, installation du monde du locuteur.

La projection d’un monde vécu

L’opération d’expression est assortie d’une fonction de projection. Comme nous l’avons déjà mentionné, le Leib institue son monde vécu, reposant sur un espace « vécu » – aussi appelé espace « expressif » ou « corporel » –, qui se distingue de l’espace objectif du géomètre, mais y est en quelque sorte arrimé : le monde vécu est « projeté » dans le monde objectif par le Leib, le peuplant ainsi de significations. Ce modèle permet par la suite de comprendre différents « systèmes » de signification en termes spatiaux et non sémiotiques, faisant d’eux des « espaces anthropologiques » (PP, 340) : ainsi en est-il de l’espace mythique, de l’espace du schizophrène (PP, 344) et de l’espace du rêve (PP, 340). C’est également sur le modèle de l’espace expressif primordial que Merleau-Ponty comprend le monde de significations que constitue une œuvre d’art :

Notre corps n’est pas seulement un espace expressif parmi tous les autres. […] Il est l’origine de tous les autres, le mouvement même de l’expression, ce qui projette au-dehors les significations en leur donnant un lieu, ce qui fait qu’elles se mettent à exister comme des choses, sous nos mains, sous nos yeux. […] Le corps est notre moyen général d’avoir un monde. Tantôt il se borne aux gestes nécessaires à la conservation de la vie, et corrélativement il pose autour de nous un monde biologique ; tantôt, jouant sur ces premiers gestes et passant de leur sens propre à un sens figuré, il manifeste à travers eux un noyau de signification nouveau : c’est le cas des habitudes motrices comme la danse. (PP, 182)

Ainsi, dans le contexte de la danse, de la rêverie ou de l’expérience du mythe(10), le Leib crée un espace expressif qui est distinct de l’espace originaire exprimé par la vie « biologique » du corps, et qui projette ses significations dans l’espace objectif pour donner un monde vécu spécifique.

Nous pouvons maintenant élargir, comme le fait Marcello Vitali-Rosati(11), cette notion d'espace expressif et de monde vécu: dans le contexte du numérique, l'action du Leib exprime et projette un espace vécu dans l'espace géométrique, donnant ainsi lieu à un monde vécu spécifique.


(5) Le point de vue de Merleau-Ponty sur ce point change considérablement après l’ouvrage de 1945. Renaud Barbaras explique ce passage de la phénoménologie à l’ontologie dans De l’être du phénomène : sur l’ontologie de Merleau-Ponty, Grenoble, J. Millon, 1991.

(6) Dans La Phénoménologie de la perception, et donc dans la présente réflexion, le mot « perception » renvoie plus largement à l’expérience d’être un sujet incarné : il inclut donc les différents types de perception sensorielle, la motricité, la proprioception ou la kinesthésie et l’affectivité.

(7) Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p.220.

(8) Nous adaptons ici un exemple donné par Merleau-Ponty, qui traitait plutôt de l’espace devant une machine à écrire (ibid., p.179).

(9) Merleau-Ponty, ibid., p.182.

(10) Le mythe chez Merleau-Ponty est à entendre au sens qu’il peut avoir pour une civilisation de l’âge « mythique » ou « fétichiste » selon la terminologie désuète d’Auguste Compte, c’est-à-dire une civilisation qui perçoit les objets, les animaux et les lieux comme empreints d’une âme ou d’une force quelconque. Cela concorde d’ailleurs avec l’animisme qui caractérise pour Merleau-Ponty la perception par le Leib des objets dans le monde vécu.

(11) Marcello Vitali-Rosati, Égarements: amour, mort et identités numériques, Paris, Hermann, 2013.