Fort McMoney

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Présentation

Fort McMoney est un webdocumentaire du journaliste français David Dufresne sur la ville de Fort McMurray en Alberta et l'exploitation des sables bitumineux. C’est un jeu-documentaire interactif qui permet aux joueurs de rencontrer des personnes réelles de Fort McMurray, de voir différents aspects de la ville, au fil de captations vidéo et sonores qui ont été tournées sur place + de documents et images d’archives qui sont à récolter en chemin. Le but est de prendre conscience des impacts sociaux et écologiques de l’exploitation et de décider de l’avenir de la région.

Le jeu est sorti fin 2013, en 4 épisodes échelonnés sur 4 semaines. Il y a ensuite eu plusieurs cycles de jeu de 4 semaines. Le jeu est toujours en ligne, le format flash pose problème avec certains navigateurs (problème de pérennité du format) mais l’essentiel est fonctionnel et accessible.

Un projet unique, coûteux

Fort McMoney a nécessité 60 jours intensifs de tournage dans plus de 22 lieux différents de la ville, et compte 55 interviews, découpés en 515 choix de dialogues. Les recherches ont pris 2 ans et 2000 heures d'images ont été tournées. 1940 heures de développement ont été nécessaires, pour mettre en ligne 8h de contenu disponible. Coût total : 870 000 dollars. Le documentaire est fruit d'une collaboration entre Toxa (Urbania) et l'Office national du film du Canada (ONF), en association avec Arte. Fort McMoney a reçu la visite de plus de 500 000 joueurs du monde entier en un an et récolté de nombreux prix internationaux.

L’engagement par la ‘démocratie’ ludique

Fort McMoney est un « documentaire dont vous êtes le héros » + un jeu de simulation, de gestion qui évoque SimCity, en plus sommaire. Plus le joueur explore la ville et pose des questions, plus il gagne des points d’influence qui donnent un plus grand poids pour répondre à des sondages et des référendums proposés régulièrement. C’est ainsi que l’ensemble des utilisateurs décident du futur de "Fort McMoney", sœur jumelle virtuelle de "Fort McMurray". En fonction des décisions prises par les internautes, Fort McMoney est modifiée. On peut suivre tout cela au fur et à mesure sur un tableau de bord, en voyant évoluer la ville et ses statistiques. La ville va grandir, le salaire moyen va baisser ou augmenter, la pollution va varier, etc. L’idée est que chaque décision prise par référendum produit des conséquences.

Pertinence du webdocumentaire

La prise en main est simple et efficace pour entrer dans le jeu (il suffit juste de s’inscrire plus tard dans la partie pour sauver son score). On comprend vite les moyens de navigation, et on rentre vite dans l’univers très particulier de Fort McMurray. La restitution de la ville est forcément partielle, comme dans toute œuvre. Mais l’immersion est effective, avec les séquences vidéo, les entrevues (avec des itinérants, des gérants de bars de danseuses, la mairesse de la ville ou des patrons de compagnies pétrolières), des photos panoramiques avec un travail sonore d’ambiance, des images d’archives, etc.

Fort McMoney tire très bien partie des capacités du numérique en mettant à la disposition du joueur des ressources documentaires multimédia, et de différentes natures, à la fois des ressources numérisées, et des ressources natives créées pour l’occasion. On évite une approche linéaire, trop manichéenne, ou trop pédagogique, en plaçant l’internaute au centre, libre de créer son parcours et se faire une opinion.

Avec cette capacité de faire changer la ville en l’espace de 4 semaines, avec des espaces pour des débats, des commentaires, on voit bien toutes les possibilités d’appropriation données au joueur, et ça a très bien marché. Fort McMoney est un prototype, et un exemple assez unique d’appropriation par le jeu et le débat démocratique d’une problématique complexe.

« Bien que l’exploitation pétrolière puisse susciter des réactions dogmatiques (la pollution c’est mal, le développement économique c’est bien), le but avoué de toute cette initiative multimédia est de semer la réflexion chez les gens pour qu’ils comprennent l’ampleur de la complexité de la situation. » Dufresne

Le format ludique

The audience become active agents within documentary – making the work unfold through their interaction and often contributing content.” iDoc

Fort McMoney repose sur une narrativité vidéoludique, en combinant une intrigue « programmée », matérielle, et l’expérience de cette intrigue par le joueur. Ça demande un travail d’écriture et de planification en amont qui est énorme et ardu, pour prévoir le fil directeur, les interactions et scénarios possibles, l’ambiance générale, l’architecture technologique. C’est très demandant, ça influe sur la façon de filmer, sur les choix de ce qui sera capté. Mais ça ouvre beaucoup de possibilités, en changeant profondément les attentes envers le joueur à qui on demande de faire [confiance] au dispositif, et de trier lui-même les informations qu’on lui présente.

« Depuis ces 20 dernières années le jeu vidéo a révolutionné la narration. Il me semble que le documentaire comme la fiction peut tirer profit du jeu vidéo pour renouveler la manière de raconter les histoires. Le jeu a aussi des vertus pédagogiques, il appelle l’engagement. On utilise des codes pour essayer d’intéresser des gens à une question qui ne les préoccupe pas, alors qu’ils en sont tous responsables, c’est-à-dire : «Qu’est-ce qu’on fait du pétrole? » Dufresne

Dufresne présente ce format ludique comme une réponse efficace à ce qui est déploré comme « fatigue verte » (lassitude et culpabilité envers les sujets environnementaux). Le numérique permet de créer des formes originales, sophistiquées, interactives, qui déjouent les attentes, les passivités et les méfiances, renouvellent des débats et trouvent un public élargi (disponible en tout temps, accessible hors des grands écrans, et gratuit).

Ce sont surtout des formats qui permettent de faire un travail de reportage au long cours, de traiter des sujets en profondeur, à une époque où c’est plus difficile à faire au sein des médias traditionnels.


Les limites

Fort McMoney n’est pas un jeu à part entière, il exploite seulement les codes du jeu vidéo. Mais on peut trouver l’expérience d’exploration limitée, avec peu de choix de déplacement ou d’interaction. On est engagé dans des choix restreints, où il faut persister pour débloquer des zones, des rencontres. Le désir d’en apprendre plus motive l’exploration, mais le plaisir ludique est limité.

Fort McMoney pose des questions d’économie de l'attention. En s’engageant dans le jeu, on n’a aucune idée de la durée qu’il prendra. C’est un format long, avec plus de 8 heures de contenu disponible, c’est commun pour un jeu vidéo, mais beaucoup pour un documentaire (même si le principe est de ne pas avoir à tout voir et tout expérimenter).

C’est surtout un dispositif qui demande une participation sur la durée (un cycle de jeu prend 4 semaines). En 2014, sur 417 000 joueurs, on comptait seulement 22 000 gros joueurs (qui ont visité Fort McMoney de fond en comble, se sont inscrits, ont débattu). Le sujet est passionnant, mais le dispositif n’est pas si incitatif sur la durée, ce qui crée différents degrés d’engagement. C’est l’exploration documentaire qui prévaut, une fois le momentum passé. Ça pose la question de l’investissement de temps et d’attention, qui peut être difficile à mobiliser sur les supports numériques.

Dans ce cas, on peut se demander s’il vaut mieux développer un jeu documentaire ou un traitement avec des animations interactives. J’ouvre une étude de cas dans l’étude de cas, avec Über, sujet traité par le Financial Times sous forme de jeu ‘complet’, nécessitant inscription et un investissement plus long, et traité par le New York Times avec un article de fond incluant des animations interactives.

Bienveillance limitée du dispositif

Fort McMoney réussit d’emblée à susciter la confiance mais la bienveillance du dispositif est très paramétrée, voire rigide, dans l’idée d’une démocratie virtuelle. Surtout l’impact n’est pas forcément rendu public après l’expérience, surtout pour ceux qui n’ont pas fait partie des « gros joueurs ». On peut aussi regretter qu’il n’y ait pas de bilan global ou d’étude tirée des participations, qui soit inclus dans le dispositif même. On peut seulement trouver des traces de couverture médiatique... ou les multiples interventions de Dufresne.


Un modèle transmédia

Fort McMoney est un modèle de déploiement transmédia très intéressant :

  • Jeu-documentaire Fort McMoney (2013), sorti en 4 épisodes successifs
    • présenté dans beaucoup de festivals
    • en coordination avec des partenaires journalistiques internationaux
    • disponible en application
  • Film Fort McMoney, Votez Jim Rogers (2015)
  • Livre sur le sujet, sorti chez Lux Éditeurs, Brut, la ruée vers l’or noir (2015)

Grâce à des partenariats avec Radio-Canada, le Süddeutsche Zeitung, Le Monde et le Globe and Mail, Fort McMoney a été rendu accessible depuis les sites de ces médias qui en ont profité pour proposer des articles et dossiers sur la problématique des sables bitumineux. Ces médiations transmédia ont enrichi les narrations et les approches sur Fort McMurray. Ils ont soutenu la promotion et la participation mondiale, tout en assurant la crédibilité et le sérieux du projet, de la production (ONF, Arte) à la diffusion. Ça a permis d’asseoir la légitimation du jeu, alors que ce n’est pas une forme si évidente – à la fois en tant que prototype et pour son approche ludique.

Les webdocumentaires créent des univers médiatiquement riches où fragments du réel, ambiance et narration sont mêlées, ce qui pose des questions déontologiques, des risques de déformation ou de manipulation du réel ou du joueur. Selon Dufresne, il faut « toujours faire en sorte que le jeu soit au service du documentaire et non l'inverse. »

Éphémère et pérennité

Fort McMoney a eu son heure de gloire en 2013-2014, le site reste accessible, fonctionnel et pertinent mais il n’y a plus tant d’activité autour du dispositif. On imagine qu’il pourrait être mis à jour, enrichi de nouveaux épisodes, de formes additionnelles de storytelling, mais on est dans un modèle qui coûte cher, trop lourd à créer pour pouvoir ensuite évoluer dans le temps.

Surtout, ce genre de projet doit être soutenu par des gros players (l’ONF et Arte pour la production + des journaux majeurs pour la diffusion), qui sont capable de produire de soutenir ce genre d’initiative entre documentaire, le journalisme, et projet interactif. Fort McMoney est un projet d’exception, précurseur en tout cas, parce que l’ONF peut consacrer le quart de son budget de production à des documentaires interactifs. C’est parce que l’ONF n’a pas à obéir aux mêmes lois du marché que d’autres entreprises médiatiques privées. On n’est pas dans des logiques de rentabilité, de gains financiers (mais ce n’est jamais le cas pour les documentaires et webdocs), mais d’expérimentation et de recherche de formats et de techniques.

Lourdeur de la production et coût

Fort McMoneyy a posé beaucoup de problèmes logistiques et techniques, en sa qualité de prototype où tout devait être imaginé et mis en place. Le post-mortem de production partagé par Dufresne montre bien les multiples difficultés rencontrées par l’équipe, et le flou dans le redéploiement des tâches traditionnelles de la chaîne éditoriale de la production documentaire : http://www.davduf.net/fort-mcmoney-oups-on-a-encore-deconne

Un modèle ré-applicable?

C’est un modèle très intéressant pour engager le public sur des sujets documentaires ou journalistiques, et en particulier pour engager un jeune public. Ça reste un prototype particulier, inspirant et réputé, pour le webodumentaire ou le webjournalisme mais on n’a pas affaire à un format qui soit reproductible, déclinable, pour l’adapter à des sujets variés. Dufresne continue lui de créer des formes documentaires ludiques, très variées et innovantes. On explore toujours…


NOTES ET RÉFÉRENCES

SUR DAVID DUFRESNE

BIOGRAPHIE - Auteur et réalisateur de documentaires intéractifs, artiste en résidence au MIT Open Documentary lab depuis septembre 2014, journalisme à l’ancienne, punk rock et filatures, David Dufresne a signé une dizaine d'ouvrages d’enquête dont « Tarnac, magasin général » (Calmann Lévy, 2012), salué comme « un petit chef d’œuvre » par Le Monde. Il est l'auteur-réalisateur de Hors-Jeu (2016, Arte/Upian, avec Patrick Oberli), Dada-Data (2016, Arte/SSR SRG, avec Anita Hugi et AKFN), Fort McMoney (2013, Toxa/Arte/ONF), il a remporté le World Press Photo 2011 catégorie œuvre non linéaire pour Prison Valley (avec Philippe Brault, 2010, Upian/Arte). Il a longtemps été reporter pour Libération et membre de l’équipe fondatrice du site d’investigation Mediapart. http://www.davduf.net/_davduf Dufresne est très actif et engagé sur les nouvelles narrations documentaires : http://www.davduf.net/

QUELQUES AUTRES PROJETS INTERACTIFS DE DUFRESNE

« J'essaie simplement de réfléchir à d'autres narrations, d'expérimenter. La dimension laboratoire est essentielle dans ce projet. Et elle reste présente : on ne sait pas encore comment les gens vont se l'approprier, dans quelle direction les débats vont s'orienter. Plus la liberté est grande pour l'internaute, plus les contraintes existent pour les concepteurs. C'est inconfortable, mais aussi très stimulant. Un format interactif, c'est une œuvre vivante, qui continue de vivre au contact de son public. » Dufresne

Fort McMoney est la seconde réalisation de David Dufresne sur le thème d'une ville-champignon industrielle, après avoir signé en 2010 le web-documentaire Prison Valley sur l'industrie carcérale d’une ville du Colorado – qui se déroulait déjà sous forme d’enquête à la première personne.

RÉCEPTION DE FORT MCMONEY

SITES MAJEURS SUR WEBDOCS ET NOUVELLES NARRATIONS JOURNALISTIQUES

AUTRES LIENS UTILES

DES WEBDOCUMENTAIRES

Deux ressources additionnelles sur les webdocs: